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Révolution française et christianisme, par Monseigneur FREPPEL (1889)

ou la guerre sans merci

lundi 17 novembre 2008, par MabBlavet

Dans ce texte l’universitaire légitimiste montre que les principes de 1789 conduisent mécaniquement à la destruction du christianisme, et plus, de tout déisme. Il prévoit la sécularisation de la société, la substitution de Dieu par l’homme, la ruine de l’autorité, la disparition de la Foi et toutes les horreurs consécutives (que l’on songe aux tragédies sans précédent du XXe siècle matérialiste). En cela il s’adresse aux catholiques qui s’imaginent encore que le Christianisme peut s’accommoder de l’idéal révolutionnaire résumé par Jules FERRY : «  Mon but, c’est d’organiser l’humanité sans Dieu et sans roi. »

«  Mon but, c’est d’organiser l’humanité sans Dieu et sans roi. » Jules FERRY [1]

Préface de VLR

Le document suivant est tiré du livre de Mgr Freppel :

La Révolution française, à propos du centenaire de 1789, A.Roger et F.Chernoviz éditeurs, 7 rue des grands-augustins, Paris 1889. 23e édition.

Le chapitre original a pour titre : La Révolution française et le christianisme.

Pour faciliter la publication en ligne, la rédaction de VLR a ajouté des intertitres qui ne figurent pas dans l’œuvre originale


La doctrine de la Révolution : le rationalisme

La Révolution française est l’application du rationalisme à l’ordre civil, politique et social : voilà son caractère doctrinal, le trait qui la distingue de tous les autres changements survenus dans l’histoire des États. Car, on ne saurait trop le répéter, ce serait s’arrêter à la surface des choses, que d’y voir une simple question de dynastie, ou de forme de gouvernement, de droits à étendre ou à restreindre pour telle ou telle catégorie de citoyens. Il y a là toute une conception nouvelle de la société humaine envisagée dans son origine, dans sa constitution et dans ses fins.

L’objectif de la Révolution : la destruction du christianisme

Il ne serait même pas exact de vouloir réduire à une attaque fondamentale contre l’Église catholique l’œuvre commencée par la Constituante, poursuivie par la Législative et la Convention. Assurément la destruction du catholicisme en France, par la constitution civile du clergé d’abord, par la persécution violente, dans la suite, n’a cessé d’être le principal objectif des chefs de la Révolution.

Protestants et jansénistes les ont servis de leur mieux par leurs haines communes contre l’Église et la royauté. Mais si tout s’était réduit à faire triompher le schisme et l’hérésie, le mouvement antireligieux du dix-huitième siècle n’eût pas différé sensiblement de celui du seizième ; or, bien que la Réforme lui ait préparé la voie, en attaquant le principe d’autorité sous sa forme la plus élevée, la Révolution française a été bien autrement radicale dans ses négations. De là vient, comme nous le montrerons plus loin, que les États protestants eux-mêmes sont demeurés plus ou moins réfractaires à ses théories.

Non, ce n’est pas seulement l’Église catholique, sa hiérarchie et ses institutions, que la Révolution française entend bannir de l’ordre civil, politique et social. Son principe comme son but, c’est d’en éliminer le christianisme tout entier, la révélation divine et l’ordre surnaturel, pour s’en tenir uniquement à ce que ses théoriciens appellent les données de la nature et de la raison.

Lisez la « Déclaration des droits de l’homme » soit de 89, soit de 93, voyez quelle idée l’on se forme, à ce moment-là, des pouvoirs publics, de la famille, du mariage, de l’enseignement, de la justice et des lois : à lire tous ces documents, à voir toutes ces institutions nouvelles, on dirait que pour cette nation chrétienne depuis quatorze siècles, le christianisme n’a jamais existé et qu’il n’y a pas lieu d’en tenir le moindre compte. Attributions du clergé en tant que corps politique, privilèges à restreindre ou à supprimer, tout cela est d’intérêt secondaire. C’est le règne social de Jésus-Christ qu’il s’agit de détruire et d’effacer jusqu’au moindre vestige.

La Révolution ou Dieu banni de ce monde

La Révolution,
 c’est la société déchristianisée ;
 c’est le Christ refoulé au fond de la conscience individuelle,
 banni de tout ce qui est public, de tout ce qui est social ;
 banni de l’État, qui ne cherche plus dans son autorité la consécration de la sienne propre ;
 banni des lois, dont sa loi n’est plus la règle souveraine ;
 banni de la famille, constituée en dehors de sa bénédiction ;
 banni de l’école, où son enseignement n’est plus l’âme de l’éducation ;
 banni de la science, où il n’obtient plus pour tout hommage qu’une sorte de neutralité non moins injurieuse que la contradiction ;
 banni de partout, si ce n’est peut-être d’un coin de l’âme où l’on consent à lui laisser un reste de domination.

La Révolution, c’est la nation chrétienne débaptisée, répudiant sa foi historique, traditionnelle, et cherchant à se reconstruire, en dehors de l’Évangile, sur les bases de la raison pure, devenue la source unique du droit et la seule règle du devoir. Une société n’ayant plus d’autre guide que les lumières naturelles de l’intelligence, isolées de la Révélation, ni d’autre fin que le bien-être de l’homme en ce monde, abstraction faite de ses fins supérieures, divines, voilà dans son idée essentielle, fondamentale, la doctrine de la Révolution.

Unité dans l’antichristianisme des rationalistes déistes et athées

Or qu’est-ce que cela, sinon le rationalisme appliqué à l’ordre social, rationalisme déiste ou athée ? Car, depuis son origine jusqu’à nos jours, la Révolution française n’a cessé d’osciller entre ces deux termes, allant du déisme de Voltaire et de Rousseau à l’athéisme de Diderot et d’Helvétius, mais toujours constante dans son dessein de déchristianiser un ordre social où le Christ avait régné pendant quatorze siècles. La haine du surnaturel restera son trait caractéristique.

Au début, elle semble vouloir respecter certaines vérités dans lesquelles la philosophie du dix-huitième siècle résumait la religion naturelle, telles que l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Le déisme importé d’Angleterre selon la formule de Bolingbroeke, Collins, Toland, Tindal, paraît devenu le programme officiel. C’est en présence de l’Être suprême que les constituants de 1789 promulguent la « Déclaration des droits de l’homme ». Mais ce document même explique, mieux que toute autre chose, avec quelle facilité et par quel enchaînement rigoureux de faits et d’idées on allait passer du rationalisme déiste au rationalisme athée. Tant il est vrai que dans un pays où la logique exerce un si grand empire, on s’arrête difficilement à moitié chemin, du moment qu’on déserte la tradition pour se lancer dans l’inconnu !

L’homme source de l’autorité, de la loi et de la vérité

C’est en présence de l’Être suprême que les constituants de 1789 font leur déclaration de principes. Fort bien !

Mais cette mention de Dieu en tête de leur profession de foi est-elle autre chose qu’un hors-d’œuvre ?
A-t-elle la moindre influence sur l’ensemble de leurs doctrines politiques et sociales ?

 Est-ce en Dieu qu’ils cherchent le principe et la source de l’autorité ?
Nullement : c’est dans l’homme, et dans l’homme seul.

 La loi est-elle pour eux l’expression de la raison et de la volonté divines déterminant et ordonnant ce qu’il faut faire et ce que l’on doit éviter ? Pas le moins du monde.
La loi est pour eux l’expression de la volonté générale, d’une collectivité d’hommes qui décident en dernier ressort et sans recours possible à aucune autre autorité, de ce qui est juste ou injuste.

 Existe-t-il, à leurs yeux, des vérités souveraines, des droits antérieurs et supérieurs à toute convention positive, de telle sorte que tout ce qui se ferait à l’encontre serait nul de plein droit et non avenu ? Ils n’ont même pas l’air de soupçonner l’existence de ce principe en dehors duquel tout est livré à l’arbitraire et au caprice d’une majorité.

 Si le peuple est souverain, y a-t-il au moins des limites à cette souveraineté dans des lois que Dieu, législateur suprême, impose à toute société ? Pas un mot indiquant qu’une déclaration des droits de l’homme implique nécessairement une déclaration corrélative de ses devoirs.

Dans le système philosophique des constituants de 1789, qui est la vraie doctrine de la Révolution française, tout part de l’homme et revient à l’homme, sans aucun égard à une loi divine quelconque. La nature et la raison humaine sont l’unique source et la seule mesure du pouvoir, du droit et de la justice.
C’est par suite et en vertu d’un contrat d’intérêts que les hommes se réunissent en société, font des lois, s’obligent envers eux-mêmes, sans chercher en dehors ni au-dessus d’eux le principe de l’autorité et le lien de l’obligation. Plus de droit divin d’aucune sorte ; la justice est humaine, toute humaine, rien qu’humaine.

Le terme du mécanisme révolutionnaire : la société sans Dieu

Peu importe, par conséquent, qu’on laisse le nom de l’Être suprême au frontispice de l’œuvre comme un décor ou un trompe l’œil : en réalité, l’homme a pris la place de Dieu, et la conséquence logique de tout le système est l’athéisme politique et social.

Il ne s’agira donc plus seulement pour la Révolution française de détruire l’État chrétien, la famille chrétienne, le mariage chrétien, la justice chrétienne, l’enseignement chrétien. Non, ce qu’elle se verra conduite à vouloir établir, par la logique de son principe, c’est l’État sans Dieu, la famille sans Dieu, le mariage sans Dieu, l’école sans Dieu, le prétoire sans Dieu, l’armée sans Dieu, c’est-à-dire l’idée même de Dieu bannie de toutes les lois et de toutes les institutions.

Permanence de la volonté de substitution l’homme à Dieu

Est-ce que j’exagère le moins du monde ?
Est-ce que, à cent ans de 1789, nous ne retrouvons pas exactement les mêmes formules dans la bouche et sous la plume de tous ceux qui se réclament des plus pures traditions de la Révolution ?
Ne sont-elles pas près de passer, si ce n’est déjà fait, dans le droit public et dans la pratique quotidienne des choses ?

On s’étonne parfois que des hommes de gouvernement cherchent à les appliquer avec tant d’opiniâtreté, au risque de nuire à leurs propres intérêts et de soulever contre eux une bonne partie de l’opinion publique. Mais c’est qu’il est très difficile de se soustraire aux conséquences, tant qu’on retient le principe.

Substituer l’homme à Dieu comme principe de la souveraineté, c’était proclamer l’athéisme légal ; dès lors, par une suite toute naturelle, cet athéisme officiel ne pouvait manquer d’imprimer sa marque à toutes les manifestations de la vie publique. C’est le triste spectacle que nous avons sous les yeux ; et, pour en être surpris, il faudrait ne pas se rendre un compte exact de ce qu’il y au fond du mouvement révolutionnaire de 1789.

Car, on voudra bien le remarquer, ce n’est pas dans les excès ni dans les crimes de 1793 que nous cherchons le caractère doctrinal de la Révolution française. Certes, ces épouvantables forfaits ont une relation directe avec les vœux que formait Diderot :

Et ses mains, ourdissant les entrailles du prêtre, En feraient un cordon pour le dernier des rois [2].

Sous l’excitation d’un demi-siècle de diatribes furieuses et de calomnies atroces, on vit surgir en France une bande de scélérats tels qu’il ne s’en était jamais vu sur la scène du monde. Auprès des forcenés dont je ne veux même pas citer les noms, les Césars païens les plus cruels pouvaient passer pour des hommes modérés ; et c’est avec raison que Macaulay a pu appeler ces massacres à froid « le plus horrible événement que raconte l’histoire ». Tant il est vrai que l’idée de Dieu une fois disparue, il fait nuit dans l’âme humaine, et qu’on peut y prendre au hasard le vice pour la vertu, et le crime pour la légalité ! Mais laissons là ces pages sanglantes pour aller au fond des doctrines.

Ce n’est pas en 1793, mais bien en 1789 que la France a reçu la blessure profonde dont elle souffre depuis lors, et qui pourra causer sa mort si une réaction forte et vigoureuse ne parvient pas à la ramener dans les voies d’une guérison complète.

C’est en 1789 qu’en renonçant à la notion de peuple chrétien pour appliquer à l’ordre social le rationalisme déiste ou athée, ses représentants ont donné au monde le lamentable spectacle d’une apostasie nationale jusqu’alors sans exemple dans les pays catholiques.

C’est en 1789 qu’a été accompli, dans l’ordre social, un véritable déicide, analogue à celui qu’avait commis, sur la personne, de l’Homme-Dieu, dix-sept siècles auparavant, le peuple juif, dont la mission historique offre plus d’un trait de ressemblance avec celle du peuple français. À cent ans de distance le cri : « Écrasons l’infâme » a trouvé son écho dans cet autre cri, expression plus dissimulée, mais non moins fidèle de la même idée : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! »


[1Jules FERRY cité par Jean JAURES, Préface aux Discours parlementaires, Le socialisme et le radicalisme en 1885, Présentation de Madeleine Rebérioux, « Ressources », réédition Slatkine, 1980, p. 28-29.

[2Diderot, Les Eleuthéromanes