Les effets de la loi, par saint Thomas d’Aquin

Les effets de la loi, par saint Thomas d’Aquin Somme théologique Ia-IIæ, La loi, question 92

On rencontre souvent de ces gens qui s’estiment dispensés d’obéir aux lois sous prétexte qu’elles proviennent d’un gouvernement mauvais. Or, dans la mesure où elles ne s’opposent pas aux commandements de Dieu (voir Question 96), les lois humaines obligent chacun, car elles ont pour effet de rendre les hommes bons. Même une loi injuste est bonne relativement, en ce qu’elle développe en nous cette vertu d’obéissance, ciment de toute société humaine. Saint Thomas insiste sur l’objet et les effets de la loi : « puisque tout homme est une partie de la cité, il est impossible qu’un homme soit bon s’il n’est pas proportionné au bien commun ». [VLR]

Introduction de VLR

Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, La Loi, Question 92.
Traduction française par M.-J. Laversin, O.P.
Éditions de la revue des jeunes, Société Saint Jean l’Évangéliste, Desclée & Cie. Paris Tournai Rome, 1935.

Déjà publié sur VLR :
La constitution intime de la loi, Question 90.
Des diverses espèces de lois, Question 91.
Les effets de la loi, Question 92.
La loi éternelle, Question 93.
La loi naturelle, Question 94.
– La loi humaine ou loi positive, Question 95.
– Pouvoir de la loi humaine, Question 96.


Plan d’étude

  1. La loi a-t-elle pour effet de rendre les hommes bons ?
  2. Les effets de la loi sont-ils de « commander, interdire, permettre et punir », comme dit Justinien ?

La loi a-t-elle pour effet de rendre les hommes bons ? (Article 1)

Objections

1. Il semble que non. En effet, les hommes sont bons quand ils sont vertueux ; car « la vertu rend bon celui qui la possède », selon les Éthiques1. Mais la vertu est en l’homme l’œuvre de Dieu seul : lui-même « la met en nous, sans nous », comme on l’a établi dans la définition de la vertu2. Donc ce n’est pas la loi qui rend les hommes bons.

2. La loi n’est utile à l’homme que s’il lui obéit. Mais le fait même d’obéir à la loi vient de la bonté ; celle-ci doit donc précéder la loi chez l’homme. Ce n’est donc pas la loi qui rend les hommes bons.

3. La loi est faite en vue du bien commun, on l’a dit plus haut3. Mais il y a des gens qui se comportent bien en ce qui regarde le bien commun, et non dans leur vie privée. Ce n’est donc pas à la loi qu’il appartient de rendre les hommes bons.

4. Certaines lois sont tyranniques, dit le Philosophe4. Or le tyran ne vise pas la bonté de ses sujets, mais seulement son utilité personnelle. Ce n’est donc pas la loi qui rend les hommes bons.

En sens contraire, le Philosophe écrit5 que « la volonté de tout législateur est de rendre bons les citoyens »6.

Réponse

Nous avons dit précédemment7 que la loi n’est pas autre chose qu’une prescription de raison en celui qui commande, par laquelle les sujets sont gouvernés. Or, c’est la vertu propre d’un subordonné que d’être bien soumis à celui qui le gouverne ; de même constatons-nous que la vertu propre de l’irascible et du concupiscible8 consiste en ce qu’ils obéissent bien à la raison.
Et de cette manière « la vertu, pour n’importe quel sujet, consiste à être bien soumis à celui qui commande », dit le Philosophe9. Or toute loi est ordonnée à être obéie de ses sujets. Aussi est-il évident que le propre de la loi est d’amener ses sujets à ce qui constitue leur vertu propre.

Donc, puisque la vertu est définie : « ce qui rend bon celui qui la possède », il s’ensuit que l’effet propre de la loi sera de rendre bons ceux auxquels elle est donnée, cette bonté pouvant être absolue ou relative.
– Si, en effet, l’intention du législateur tend au vrai bien, qui est le bien commun réglé conformément à la justice divine, il s’ensuit que par la loi les hommes sont rendus bons de façon absolue.
– Si, au contraire, l’intention du législateur se porte vers quelque chose qui n’est pas le bien absolu, mais qui est utile ou agréable, ou contraire à la justice divine, alors la loi ne rend pas les hommes bons absolument mais relativement, c’est-à-dire par rapport à un régime politique donné.

C’est ainsi que l’on trouve du bien même dans les choses intrinsèquement mauvaises ; comme on parle d’un bon voleur, parce qu’il opère d’une manière appropriée à son but.

Solutions

1. La vertu se présente sous deux formes : acquise et infuse, comme on l’a vu précédemment10. Pour chacune d’elles, la répétition des actes joue son rôle, mais de façon diverse. Elle est cause de la vertu acquise ; mais elle dispose à la vertu infuse ; puis, une fois celle-ci possédée, elle la conserve et la développe. Puisque la loi est donnée pour diriger les actes humains, dans la mesure même où ceux-ci coopèrent à la vertu, dans cette même mesure elle rend les hommes bons. Aussi le Philosophe dit-il11 que « les législateurs rendent bons par les habitudes qu’ils donnent ».

2. On n’obéit pas toujours à la loi selon la perfection de bonté qui convient à la vertu, mais parfois par crainte du châtiment ; parfois aussi par le seul motif de la raison, ce qui est un principe de vertu, nous l’avons dit12.

3. La bonté d’une partie s’apprécie d’après son rapport avec le tout ; c’est pourquoi S. Augustin écrit13 que

toute partie est difforme quand elle n’est pas accordée à son tout.

Donc, puisque tout homme est une partie de la cité, il est impossible qu’un homme soit bon s’il n’est pas proportionné au bien commun14. Et le tout lui-même ne peut être bien constitué, sinon par des parties qui lui sont proportionnées. C’est pourquoi il est impossible que le bien commun d’une cité se réalise bien si les citoyens ne sont pas vertueux, tout au moins ceux à qui revient le commandement. Il suffit toutefois au bien de la communauté que les autres soient vertueux dans la mesure où ils obéissent aux ordres des chefs. C’est pourquoi Aristote dit15 que

la vertu du chef est identique à celle de l’homme bon ; mais ce n’est pas vrai d’un citoyen quelconque.

4. La loi tyrannique n’étant pas conforme à la raison n’est pas une loi à proprement parler. Elle est plutôt une perversion de la loi16. Toutefois, dans la mesure où elle possède quelque chose de la raison de loi, elle est ordonnée à rendre les citoyens bons. Car elle n’a pas raison de loi sinon en tant qu’elle est une prescription du chef à l’égard de ses sujets, et elle tend à ce que les sujets soient bien obéissants. Ce qui revient à dire qu’ils sont bons non pas d’une façon absolue, mais relativement à un tel régime politique.

Les effets de la loi sont-ils de « commander, interdire, permettre et punir », comme dit Justinien ? (Article 2)

Objections

1. Cette énumération ne semble pas convenir car, d’après Justinien17, « la loi est toute ordonnance générale ». Or commander est synonyme d’ordonner. Les trois autres actes sont donc superflus.

2. L’effet de la loi est de conduire les sujets au bien, nous venons de le dire. Mais le conseil porte sur un bien supérieur à celui du précepte. Il appartient donc davantage à la loi de conseiller que de commander.

3. De même qu’un homme est incité par les châtiments à bien agir, il l’est également par les récompenses. Donc, si l’on met parmi les effets de la loi celui de punir, il faut également y mettre l’acte de récompenser.

4. Le but du législateur est de rendre les hommes bons, comme on vient de le dire. Mais celui qui n’obéit aux lois que par crainte des châtiments, n’est pas bon. En effet :

Si l’on agit par crainte servile, c’est-à-dire par crainte du châtiment, alors même que l’on ferait le bien, on n’accomplirait pas bien cette œuvre

dit S. Augustin18. Il ne semble donc pas que punir soit le propre de la loi.

En sens contraire, Isidore de Séville écrit17 :

– Toute loi ou bien permet, par exemple : « que l’homme courageux sollicite une récompense ».
– Ou bien elle défend, par exemple : « il n’est permis à personne de demander en mariage une vierge consacrée ».
– Ou bien elle punit, par exemple : « celui qui aura commis un meurtre sera puni de mort ».

Réponse

De même que la phrase est une sentence de la raison sous forme dénonciation, de même la loi est une sentence de la raison émise sous forme de précepte. Or le propre de la raison est de partir d’une donnée pour amener à un autre point. C’est pourquoi, de même que dans les sciences de démonstration, la raison procède de manière à faire admettre une conclusion au moyen de certains principes, ainsi procède-t-elle pour faire adhérer au précepte de la loi par un moyen terme.
Or, les préceptes de la loi portent sur les actes humains, puisque c’est eux que la loi dirige, comme nous l’avons dit19. Or il y a trois catégories différentes d’actes humains20.
Quelques-uns sont bons selon leur genre, et ce sont les actes des vertus ; à leur égard, on dit que la loi prescrit ou commande, car elle prescrit tous les actes des vertus, selon Aristote21.
D’autres actes sont mauvais, selon leur genre, comme les actes vicieux que la loi a pour rôle d’interdire.
D’autres actes enfin sont indifférents selon leur genre ; la loi a pour rôle de les permettre.
On pourrait classer parmi ces actes indifférents ceux qui sont légèrement bons ou légèrement mauvais.
Enfin, c’est par la crainte du châtiment que la loi amène ses sujets à obéir ; et sous ce rapport l’effet de la loi est de punir22.

Solutions

1. De même que cesser de faire le mal a raison de bien, de même l’interdiction a raison de précepte. Ainsi, en prenant le mot précepte au sens large, on dit d’une manière générale que la loi est un précepte.

2. Conseiller n’est pas l’acte propre de la loi, mais peut être aussi le fait d’une personne privée qui n’a pas à porter une loi. Aussi S. Paul, en donnant un conseil (1 Co 7,12), déclare-t-il : « C’est moi qui le dis, non le Seigneur. » C’est pourquoi le conseil n’est pas nommé parmi les effets de la loi.

3. N’importe qui peut récompenser ; mais punir n’appartient qu’au ministre de la loi, par l’autorité duquel la peine est infligée. C’est pourquoi récompenser n’est pas mis parmi les actes de la loi, mais seulement punir.

4. Du fait que quelqu’un commence à s’accoutumer, par crainte du châtiment, à éviter le mal et à faire le bien, il se trouve parfois amené à agir ainsi avec plaisir et de son plein gré. De cette façon la loi, même par ses châtiments, conduit les hommes à devenir bons.

Il faut maintenant étudier chaque loi en particulier :
– la loi éternelle (Q. 93),
– la loi naturelle (Q. 94),
– la loi humaine (Q. 95-97),
– la loi ancienne (Q. 98-105),
– et la loi nouvelle qui est la loi de l’Évangile (Q. 106-108).
– Quant à la sixième loi qui est la loi du foyer de convoitise, il suffit de se rapporter à ce qui a été dit au traité du péché originel (Q. 81-83).

  1. II, VI 2 (1106 a 15).
  2. Q. 55, a. 4.
  3. Q. 90, a. 2.
  4. II Pol. VI 13 (1282 b 12).
  5. II Eth. I 5 (1103 b 3).
  6. Dans ce premier article de la question 92, c’est un trait essentiel de la morale thomiste qui est mis en lumière à propos de ta loi : celui d’une morale dont tout le but est de rendre l’homme bon, c’est-à-dire de lui faire réaliser sa vraie destinée, ce pour quoi il est fait. Du fait que l’homme est, comme tout vivant, un être appelé à croître et à grandir dans sa ligne propre, et que celle-ci est caractérisée par la présence de la raison, l’agir moral est la mise en œuvre de cette progression, de cette auto-réalisation de l’homme. De même que tout être est dit bon quand il réalise ce pour quoi il est fait, l’homme est dit bon quand il instaure en lui l’ordre de la raison. Et comme le sens de toute loi est de réaliser cette rationalité, son effet est donc de rendre l’homme bon. Et même, si on applique cela à ta loi nouvelle du Christ, cette finalité se réalise au maximum ; par la grâce l’homme participe à la bonté même de Dieu et par l’amour divin animant celui du prochain, il est fondamentalement bon pour les autres, appelé à les aimer comme lui-même. Par là, la morale thomiste réalise la synthèse de l’idéal chrétien et de la tradition socratique, qui voyait dans la morale et la loi l’art de rendre les hommes meilleurs par la pratique de la vertu.
  7. Q. 90, a. I, sol. 2 ; a. 3 et 4.
  8. Le concupiscible et l’irascible sont dans la synthèse thomiste les deux tendances ou appétits de l’ordre de la sensibilité (ce qu’est la volonté dans l’ordre rationnel), le premier portant sur des réalités perçues par les sens ou représentées par l’imagination comme convenant simplement au sujet désirant, le second étant éveillé par la difficulté à atteindre ces mêmes réalités et exigeant de ce fait une lutte contre les obstacles à la satisfaction du désir.
  9. I Pol. V 9 (1260 a 20).
  10. Q. 63, a. 2.
  11. II Eth I 5 (1103 b 3).
  12. Q. 63, a. 1.
  13. III Conf. 8. PL 32, 689. BA 13, 391.
  14. Voir plus haut le rapport entre la loi et le bien commun (Q. 90, note 3).
  15. III Pol. II 6 (1277 a 20).
  16. Est évoqué ici un problème qui suscitera bien des controverses dans la suite, celui de l’illégitimité d’un pouvoir politique qui ne poursuit plus le bien commun (appelé alors tyrannie) et celui des lois injustes. Ce problème sera précisé à propos de la Q. 96, a. 4.
  17. Gratien, Décret I, III, 4. Voir Isidore, Etymol V, 19. PL 82, 202.
  18. Contra duas Epist, Pelag. II, 9. PL 44, 586. BA23, 455.
  19. Q. 90, a. 1 et 2 ; Q. 91, a. 4.
  20. Q. 18, a. 8.
  21. V Eth. I 14 (1129 b 19).
  22. Les catégories du « commandé », « interdit », ou simplement « permis » sont souvent contestées à notre époque au nom d’une morale personnaliste subjectiviste, où le sujet serait seul maître de ses choix. En axant sa morale sur la rationalité de l’agir, S. Thomas maintient la nécessité de repères objectifs permettant de dire que tel acte doit être accompli, interdit ou permis, Car, comme pour le fonctionnement de la raison théorique, celui de la raison pratique se structure à partir de la possibilité d’une connaissance de l’être des choses, de la réalité qu’est l’homme inséré dans un environnement de relations liées à son être et s’imposant à lui.
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