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Mécanisme des sociétés de pensée, par Augustin COCHIN
De la loge au syndicat, de la cellule du parti à l’Assemblée nationale, la machine démocratique promeut une liberté analogue à celle d’une locomotive sur des rails. Impossible de s’écarter de la voie de l’opinion élaborée de façon occulte par ce que Augustin Cochin nomme le « cercle intérieur ». Si le troupeau vote mal, on le « travaille » et il votera encore jusqu’à ce que la motion préparée par le cercle intérieur passe. Alors cette motion sera présentée comme un progrès, un fait acquis, et plus aucune remise en cause ne sera tolérée.
Introduction de Vive le Roy
Canevas d’une conférence 1907, Appendice I, in La Révolution et la libre-pensée, Ed. Plon, Paris 1924, pp.255 et suiv.
AVERTISSEMENT : Les titres ont été ajoutés par la rédaction de VLR pour faciliter la lecture en ligne.
Finalité de la société de pensée : élaborer l’opinion
Une Société de pensée ! peut-être n’a-t-on pas assez compris le sens et la portée de cette création du XVIIIe siècle. C’est une institution nouvelle, appelée à une singulière fortune, et qui devait avoir une action décisive sur le cours des idées et de l’opinion.
Il s’est trouvé de tous temps des sociétés, des corps, des sectes. De tous temps des idéologues, des théoriciens politiques. Mais ce n’est guère que depuis 1750 qu’il existe des Sociétés de philosophes, que la spéculation pure, le seul « amour de la vérité » réunit les hommes et crée un lien social, qu’on voit des philosophes « former corps », comme dit Voltaire.
Il ne s’agit ici ni d’une association professionnelle, formée pour une étude spéciale, ni d’une ligue d’intérêts formée pour agir sur le gouvernement.
L’objet de la Société n’est pas limité ni d’ordre pratique, elle ne vise que l’opinion. Il s’agit :
- d’« éclairer les citoyens »,
- de faire avancer le « progrès des lumières »,
- d’éveiller l’esprit public,
- d’« intéresser les gens au bien public », c’est-à-dire à la politique.
Ce sont des sociétés « ayant pour base la plus parfaite égalité », organisées suivant les lois de la pure démocratie : lois identiques, pour une modeste société isolée, ou pour un grand ordre social :
- Gouvernement personnel du peuple.
- Anarchie.
- Tout par le peuple ; pas de représentants ; des délégués.
- Liberté absolue des opinions.
- Égalité des membres, toutes les décisions prises au scrutin :
rien de plus démocratique, ni de plus banal.
Les dessous d’une société de pensée
Mais ce corps a une âme. Quelques membres sont philosophes, on dirait intellectuels, patriotes, c’est-à-dire ennemis de l’esprit de corps et de l’esprit de secte ou de patrie, on dirait aujourd’hui humanitaires, et alors cette machine si inoffensive devient une arme terrible, car elle est maniable et unie.
**Maniabilité de la société de pensée par le gouvernement occulte du Cercle intérieur
Cent membres ; mais votes incessants : quinze assidus, ceux-là maîtres de la société, font entrer qui ils veulent, nomment le bureau. Théoriquement ils ne sont rien de plus que les autres, pratiquement ils sont tout : se sont vus le matin, etc., font les motions, et toujours libres de recommencer en cas d’échec. Volonté générale libre, « comme la locomotive sur ses rails. »
C’est le cercle intérieur.
Principe de la pratique sociale : Toute délibération officielle doit être précédée d’officieuses, toute délibération est profane par rapport à un initié.
Cette institution de la machine est nécessaire : n’oublions pas que dans une société il n’y a ni autorité absolue (noblesse par exemple), ni autorité personnelle (représentant avec pouvoirs généraux), le peuple agit tout le temps, dès lors la société tomberait en décomposition, s’il n’y avait une pratique qui corrigeât cette théorie absolue.
Elle est inévitable : c’est un résultat de la fréquence même des réunions, le peuple s’assemble sans cesse, il est impossible que les gens occupés, sérieux, etc., soient toujours là.
Au contraire, cette fréquence même des réunions et des discussions crée une occupation à un nouveau type social : l’agent de la révolution, le tireur de ficelles des sociétés anglaises, le secrétaire de loge qui fait son état de l’art royal, de l’art des manifestations électorales. C’est lui qui correspond avec le centre, qui tient toutes les ficelles de la réunion et des votes, qui s’arrange pour avoir des gens à lui, etc., et il a bien soin de dégoûter et de décourager tout ce qui pourrait empêcher sa motion de réussir.
Perfection du genre : sections de Paris, presque personne et des misérables. Pour la loi du 5 septembre 1793, elles votent à coup sûr ; item pour les Jacobins, les adresses de 44 000.
**Unité de la société de pensée
Unie. Telle est la condition de vie de la société, l’existence et le jeu de la machine. Mais n’est-ce pas la contradiction exacte de son principe ? Nullement.
Qu’exige en effet le fonctionnement de la machine ?
- La désagrégation complète de la matière électorale,
- l’isolement des individus.
Et qu’exige l’union ?
- L’absence de toute idée commune qui pourrait lui faire concurrence.
- Destruction de tout organisme politique, corps d’état, corps professionnel, patrie ;
- destruction de toute foi, de toute idée commune, esprit de corps, patriotisme, et surtout de l’idéal religieux :
cela peut s’appeler aussi la liberté, car en même temps que des soutiens et des appuis, il y a là des liens, des barrières, des disciplines.
Une machine à asservir
**Obtenir de l’ordre sans recours à l’autorité, grâce à la forme de la société, à son mécanisme de fonctionnement
Ainsi nous retrouvons ici le libéralisme négatif. C’est le seul sens que puisse recevoir le mot liberté, dans une « Société ».
Or, nous l’avons vu, le libéralisme négatif ne saurait se développer que dans une Société de pensée et au point de vue idéal.
Ainsi la doctrine est d’accord avec la forme politique, l’une est l’âme de l’autre : où vous voyez fleurir les principes, soyez sûrs qu’il existe une société, et inversement, toute société mènera fatalement aux principes.
Ainsi :
- il ne faut pas dire que l’anarchie soit le désordre ; c’est seulement l’absence d’autorité, c’est au contraire l’ordre même.
- [il ne faut pas dire que] le régime de la liberté absolue, où le peuple décide de tout, tout le temps, soit le régime de l’indépendance, c’est seulement l’absence d’obéissance : la machine est là pour maintenir la discipline la plus rude, car elle est inconsciente.
Mais il y a un genre de servitude plus rude que l’obéissance : c’est la servitude inconsciente.
**La liberté absolue, gage de la servitude à la machine
Mais voici l’idée sur laquelle je voudrais insister : c’est qu’il n’y a là qu’une opposition apparente. Non seulement la servitude de fait de la machine ne s’oppose pas à la liberté de droit de la Société, mais elles se supposent, et cette liberté est le gage de cette servitude, de même que cette servitude est le moyen de cette liberté.
En effet, quelle est la garantie d’unité de pensée d’une société de libre-pensée ? C’est évidemment le machinisme. Il faut que les mêmes motions soient faites au même moment dans les diverses sociétés, et votées de même partout. Et cela n’est possible que par les correspondances et le travail d’un ordre intérieur.
Or, que faut-il pour que ses suggestions soient suivies ? Il ne peut ni commander, ni prêcher, ni plaider , ni même se montrer. Il n’a aucun des secours accordés à une secte, à un parti, qui ont une autorité morale. Il ne peut s’adresser ni à la conscience, ni à l’honneur, ni même à l’intérêt. Nous sommes dans l’anarchie, ne l’oublions pas. Il ne lui reste donc que l’inconscience, l’inertie.
Sur la façon d’obtenir la docilité des votants
Voyons comment on vote dans une société philosophique. Quelle est la garantie de docilité des votants ?
- Exclusion des gens de foi, politiques ou religieux, ennemis de la liberté.
- Exclusion des nobles anoblis même des riches, suspects depuis 1793. C’est d’abord l’absence des bourgeois, des gens instruits, qui ont des idées à eux, pourraient critiquer la « conformité », discuter les ordres du jour sortis tout faits de la foule : la révolution a horreur des « hommes à talents », des gens d’idées et d’expérience qui jugent par eux-mêmes. Ils ne sont pas venus parce qu’ils n’aiment pas la rhétorique, le bruit, les phrases.
- C’est l’esprit d’imitation, qui met l’homme ainsi dénué de toute attache à la merci de la première impulsion venue, et le fait tourner à tous les vents.
- C’est l’isolement matériel, car ils ne se connaissent pas, tandis que le premier soin du comité secret a été de constituer une claque, un cercle intérieur, minorité sans doute, mais minorité active qui se sait appuyée du centre parce qu’elle suit son mot d’ordre, et réprime les moindres velléités d’indépendance de la part des profanes.
- C’est surtout l’isolement moral des votants, l’absence de tout sentiment, de toute idée, qui pût leur donner une volonté autonome, et leur permettre de résister aux suggestions de la machine. C’est pourquoi la machine est toujours pressée de naturaliser et d’initier les étrangers : ils ne sont gênés par aucun des liens moraux qui arrêteraient les hommes du pays ; même prédilection pour les déclassés, les gens tarés de toute sorte, les théoriciens, les ratés, les mécontents, tout le rebut de la vie, tout ce qui ne tient à rien, n’a sa place nulle part.
Paresse des uns, sottise, ignorance, timidité des autres, isolement matériel, des gens qui ne se connaissent ni ne se comprennent, moral surtout des gens qui n’ont ni foi ni conviction, inertie en un mot : voilà les conditions de succès de la machine, les garanties de l’orthodoxie sociale, c’est tout cela que les agents révolutionnaires appellent fort bien le poids mort de l’opinion.
Or, quel merveilleux, moyen d’assurer l’isolement matériel que la liberté ! la liberté révolutionnaire, qui détruit les corps professionnels, les corps d’État, les corps provinciaux, qui déclare la guerre à tous ces organismes vivants qui étaient la France d’autrefois.
De là cette rage d’« affranchir » que nous voyons sévir aujourd’hui, et d’affranchir les gens contre leur volonté : toutes les lois révolutionnaires sont des lois d’affranchissement,
- la loi des départements,
- les lois contre les congrégations religieuses,
- contre les corps de métier,
- contre les corps d’État, Sorbonne et Parlement,
- contre les corps provinciaux.
C’est l’individualisme révolutionnaire qui est, on le voit, la première condition de bon fonctionnement des rouages de la machine.
Du mécanisme qui produit les idéologies
**La théorie sociale du philosophisme des Lumières
Il n’est pas besoin d’insister sur la doctrine du philosophisme : vous savez ce que c’est que le progrès des lumières. Cette doctrine, radicale et absolue, fondée sur la perfection de la nature, et que l’on pourrait résumer par le mot de Quesnay réservé au philosophisme économique : laissez faire, laissez passer.
Le premier théoricien de ce genre c’est Fénelon, « le bel esprit chimérique », avec le quiétisme : Il y a des disciplines, des règles ? mais l’amour de Dieu vaut mieux que tout cela : laissez faire, laissez passer. L’idée se poursuit en morale, en économie, en politique.
C’est en un mot la théorie sociale que nous venons de décrire.
Reste à savoir
- comment ce jeu puéril, commencé en badinant par des gens de lettres, a eu une action réelle sur l’opinion,
- comment les causeurs de 1730 sont devenus des pontifes,
- les paradoxes de salon, des systèmes,
- les réunions de libertins, des séances de philosophes,
- la république des lettres, cette aimable allégorie, une insupportable réalité,
- le philosophisme, une règle de conduite pratique.
**L’opinion est élaborée et entretenue artificiellement par un mécanisme social
C’est que les Sociétés de pensée sont des sociétés, c’est que l’opinion y est soutenue, maintenue par un mécanisme social.
Le philosophisme doit à la machine la consistance et la suite que la vanité de l’idéologie ne saurait lui donner.
Les Sociétés de pensée lui doivent :
1° De rester fermées, secrètes. C’est grâce au cercle intérieur que les gens de foi, ou de convictions politiques, ou seulement d’expérience qui pourraient ramener les discussions à la réalité sont éliminés. « Les principes sont purs, » dit-on, c’est-à-dire dûment abstraits et ainsi les causeries deviennent un entraînement sérieux. Les Sociétés sont ainsi de véritables terrains d’isolement où le nouvel adepte subit une épreuve assez semblable à celle d’un sujet entre les mains d’un médium ; on ne lui demande pas, certes, de quitter sa personnalité, ses convictions, mais de sortir chaque semaine quelques heures du monde réel.
2° D’être dirigées par les meilleurs patriotes :
- les idéologues les plus abstraits,
- agronomes en chambre,
- politiciens sans mandat,
- commerçants désintéressés,
- moralistes,
- théoriciens,
- tous les laissés pour compte de la réalité.
Car c’est en faveur de ceux-là que s’exerce la sélection mécanique décrite plus haut : ce sont les plus ardents, les plus zélés.
Ainsi l’idéologie a besoin de l’organisation sociale, c’est-à-dire d’un moyen factice, forcé, d’action sur l’opinion. Si les hommes étaient librement réunis, dans des réunions ouvertes, les lumières ne progresseraient pas. Le philosophisme a besoin d’une charpente sociale pour agir sur l’opinion.
Ainsi, de même que le mécanisme social suppose la liberté et l’égalité pures, de même le philosophisme, la théorie de la liberté ne peut se soutenir et agir sur le monde réel sans la charpente du machinisme.
Cette idée suppose cette organisation, et réciproquement.
La machine sociale donne le pouvoir aux ratés
Et quand ils sont unis ils se développent, la forme devient une puissance naturelle, l’idée devient du fanatisme.
Exemple de leur développement, une fois unis :
La machine jacobine, puissance étonnante :
- Nullité et petit nombre des chefs. La France soumise tout entière, pas même à des démagogues, mais à de pâles figurants comme Collot, Châlier, Hanriot ; Laclos en est le type ;
- Perfection du machinisme : 44 000 affiliés, pas une dissidence. « Faire parler la nation », — « laisser flotter l’opinion » : les adresses des 44 000 qui arrivent à la Convention ont été envoyées officieusement de la Société mère toutes faites, Cut and dried ;
- Obéissance absolue, — comparaison constante avec une Église. — Desmoulins, Fénelon, — Hérault-Séchelles : « Le giron de l’église des Jacobins, » — les « Hérésies » — messes — sociétés populaires.
Passivité complète des 40 sous des sections, des soldats de l’armée révolutionnaire.
Et pourtant l’idée et la forme sont toujours les mêmes. Nous avons toujours d’un côté une tyrannie inconsciente ; de l’autre une théorie pure.
Et on arrive à cette absurdité d’avoir pour chefs non pas des révolutionnaires de talent, pas même des démagogues de verve, mais de pâles ratés, des Collot, des Marat ; ou des pontifes stupides : Petion, Bailly, Roland. Et pour évangile une aussi misérable phraséologie que celle qu’on trouve dans les colonnes du Moniteur.
C’est que nous sommes toujours, malgré tout, dans une Société de pensée.
Faoudel
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