Les Tontons flingueurs : allégorie légitimiste
Cet article signé Étienne de Montety se propose de tirer des leçons politiques du film culte Les Tontons flingueurs. Le tout est éclairé par le de Regno de saint Thomas d’Aquin. Les titres ont été ajoutés par nos soins pour faciliter la lecture en ligne.
« Le Mexicain est mort, vive le Mexicain ! »
Ainsi commence les Tontons flingueurs, le célèbre film du trio Simonin-Audiard-Lautner. Pour beaucoup, un chef d’œuvre du policier décalé, un festival de mots, un numéro d’acteurs nommés Ventura, Blier, Blanche, Dalban…
Rien de plus exact. Pourtant, comment ne pas voir dans ce scénario — écrit à l’hôtel Trianon à quelques centaines de mètres du château de Versailles — une inimitable fable sur la restauration du politique inspirée de la philosophie classique — le de Regno de Saint Thomas d’Aquin — et de l’actualité de l’époque ?
« Quand le lion est mort les chacals se disputent l’Empire »
Nous sommes en 1963. Après l’élection du président de la République au suffrage universel, le général De Gaulle vient de réinstaller l’autorité dans ses prérogatives. Sur son lit de mort, Louis (sic), le roi du pavé parisien, fait appel à son vieil ami Fernand Naudin (Lino Ventura) pour lui confier sa fille Patricia — littéralement la fille du patricien, l’héritière du domaine.
Pour l’épauler, Fernand peut compter sur les légitimistes :
- Maître Folace (Francis Blanche), le grand argentier ;
- Pascal (Venantino Venantini), un Corse faisant fonction de gendarme :
— L’esprit fantassin n’existe plus. C’est un tort. - et Jean (Robert Dalban), le majordome.
Dès le décès du caïd, les puissances jadis soumises à son autorité s’agitent. La tentation féodale renaît. Or, comme le signale saint Thomas :
Un empêchement à la conservation du bien public qui provient de l’intérieur consiste dans la perversité des volontés, soit qu’elles soient négligentes à accomplir les devoirs que requiert la chose publique, soit même qu’elles soient nuisibles à la paix de la multitude quand, transgressant la justice, elles bouleversent la paix des autres [1].
En l’occurrence les volontés se nomment les frères Volfoni — Jean Lefebvre et Bernard Blier — et les grandes industries nationales, qui hier sous le contrôle de l’État, se rebiffent. Il y a :
- la contrebande d’alcool (dirigée par Théo),
- la salle de jeu clandestine (gérée par Tomate),
- et la maison de filles (tenue par madame Mado).
La contestation porte d’abord sur le mode de succession. Fidèle à l’intuition thomiste selon laquelle « tout gouvernement naturel est exercé par un seul [2] », Louis avait préféré au vote une décision autoritaire :
— Tu m’avais promis de m’en parler en premier ! s’était plaint Raoul Volfoni.
Réponse du souverain mourant :
— Exact. J’aurais pu aussi organiser un référendum.
Qu’on se le dise, de par la volonté de son père, Patricia sera l’héritière et Naudin son tuteur.
Ensuite c’est la régularité du testament qui est remise en cause :
— C’est vrai que sur la fin, le Mexicain, il disait n’importe quoi, il avait des comme des vapes, des caprices d’enfant.
Puis c’est la légitimité de Naudin qui est objet de controverses :
— Dans quelque temps, les affaires du Mexicain ce sera Théo, Tomate et compagnie.
État d’esprit que maître Folace résume ainsi :
— Quand le lion est mort les chacals se disputent l’Empire. Enfin ! On ne peut pas demander plus aux Volfoni qu’aux fils de Charlemagne.
Sortir des temps mérovingiens
**Un régent à l’intention droite
Sortir des temps mérovingiens, tel fut le défi d’Hugues Capet. Tel est celui de Fernand Naudin. Il n’a ni la vocation, ni l’ambition de prendre et de garder le pouvoir mais de restaurer la souveraineté qu’incarnait la veille encore son ami :
— Je dis pas que Louis était toujours très social, non ! (se souvient madame Mado). Il avait l’esprit de droite. Quand tu parlais augmentation ou vacances, il sortait son flingue avant que tu aies fini. Mais il nous avait tout de même apporté à tous la sécurité.
Une sécurité menacée par la sédition des féodaux. Les conjurations ou les attentats dignes d’Amboise ou du Petit-Clamart, n’y feront rien. Naudin ira jusqu’au bout. Dans l’esprit du de Regno, il renonce à son bien particulier — une entreprise de travaux publics — pour s’occuper du bien commun : l’héritage du Mexicain. Dès le début, il incarne l’homme providentiel, tombé du ciel — de Montauban en l’espèce. Il se pose en régent, c’est-à-dire assurant l’inter-règne — situation également prévue par la constitution de la Ve République. Il compte être de retour pour la foire d’Avignon, 48 heures plus tard.
**La ligne politique du Régent
Sa déclaration de politique générale est sans ambiguïté. Elle tient en deux points :
— J’ai promis à mon pote de s’occuper de ses affaires.
Et
— Ces mecs-là n’auraient pas la prétention d’engourdir le pognon de ma nièce.
**Justice et force
La restauration ne tarde pas. En quelques jours, Naudin reprend les choses en main. La mission de souverain, selon saint Thomas, est qu’il doit
par ses lois et ses préceptes, par ses châtiments et ses récompenses détourner de l’iniquité les hommes qui lui sont soumis et les mener à des œuvres vertueuses [3].
Naudin ne se soustrait pas à son devoir. Il paie de sa personne :
- Il se rend lui-même à la distillerie et prend le volant du camion de pastis à Fontainebleau.
- Il tient à visiter lui-même la péniche des Volfoni. Accompagné du fidèle Pascal au volant de sa Versailles (re-sic) Naudin endosse d’entrée la tunique de la puissance publique et affronte les ennemis.
**Sagesse et prudence
Un homme lucide :
— C’est jamais bon de laisser dormir les créances et surtout de permettre au petit personnel de rêver.
Ceux-ci le menacent chacun à leur manière.
Paul Volfoni :
— Laisse-nous te dire que tu te prépares des nuits blanches, des migraines, des « nervous breakdowns ».
Et Théo :
— On a le droit pour nous. Légitime défense. Avec moi ça pardonne pas.
Le régent apaise les ambitions :
— Je vous ai compris.
Puis il met immédiatement en œuvre quelques-unes de ses prérogatives régaliennes.
Les prérogatives régaliennes
**Le pouvoir de police
Sitôt arrivé à cette réunion qui ressemble fort à des États généraux, il rappelle que la république une et indivisible. À la péniche le marinier qui déclare : « j’attends un ordre de M. Raoul » est jeté à l’eau. Dès son entrée, Naudin — intronisé par Pascal comme le patron — moleste un des hommes des Volfoni, puis à son départ, c’est Raoul lui-même qui est assommé d’un coup de poing. Le bras séculier de l’autorité a parlé.
**Le pouvoir de lever les impôts
Conformément à ses attributions de puissance publique, Naudin s’octroie le droit d’établir le barème de l’impôt et de le relever — il se sert dans le coffre des frères —, en dépit des dénégations des féodaux :
— moi je ne dis que je lâcherai plus une thune et je vous invite à en faire autant.
**La défense de l’intégrité du territoire
Enfin il assure l’intégrité du territoire national, ainsi que le recommande saint Thomas :
le roi aura cet autre devoir particulier de protéger contre toute agression du dehors l’ensemble de ses sujets. À quoi lui servirait-il en effet d’éviter les périls intérieurs, s’il n’avait le moyen de conjurer les périls extérieurs ? [4]
Le domaine — symbolisé par la maison du Mexicain — fait l’objet d’une agression armée de la part de l’Allemand Théo épaulé par son collaborateur Tomate. La résistance pour le maintien de la souveraineté sera acharnée et les irréductibles éliminés au terme d’une guerre sans merci. À la défense du territoire succédera l’offensive : l’assaut de la distillerie. …
**La magnanimité
Devant cette juste affirmation de la force, les plus intelligents — ou les plus faibles — se soumettent. Les Volfoni :
— Les diplomates prendraient plutôt le pas sur les hommes d’action. L’époque serait aux tables rondes et à la détente. Hein, qu’est-ce que t’en dis ?
Le régent bon prince, accepte la main tendue par l’adversaire aux abois. Il décrète la paix des braves. Les frères Volfoni sont invités à la table du souverain. Au menu : canapé au beurre d’anchois et boissons d’hommes, en guise de calumet de la paix. Le pardon des injures n’est pas loin [5].
Fernand Naudin n’agit pas autrement que le Mexicain quelques années plus tôt qui exerça son droit de grâce sur Jean, surpris devant son coffre-fort. Et c’est de sa soumission qu’est né le bien-être dont parle maître Folace :
— la vocation lui est venue. Le style aussi. Peut-être également la sagesse. Dans le fond, nourri, logé, blanchi, deux costumes par an pour un type qui passait la moitié de sa vie en prison.
La liberté dans l’obéissance à une autorité supérieure, tel est le programme de gouvernement que Naudin propose à ses sujets, dans le droit fil d’Aristote.
Pérenniser le bien commun
**« L’éducation de la Princesse »
L’autre volet de la mission incombant à Naudin et d’assurer à l’héritière une éducation qui la prépare à ses futurs devoirs. Conscient de son rôle, Fernand Naudin ne lésine pas, — la vertu est ce par quoi on vise le bien, dit l’Aquinate — au point que son ministre des finances s’en plaint :
— L’éducation de la princesse, cheval musique peinture, atteint un budget élyséen et vos dépenses somptuaires prennent des allures africaines.
Il lui trouve un nouveau collège et surveille ses fréquentations :
— L’homme de la pampa, parfois rude, reste toujours courtois mais la vérité m’oblige à te dire : ton Antoine commence à me les briser menues.
Il défend l’honneur de Patricia quand un invité de la fête du manque de respect :
— Je me demande s’il la saute.
** Bien marier la Princesse
Avec sagesse et un certain esprit d’abnégation, il prépare enfin une alliance
susceptible d’assurer l’avenir de sa nièce. Ne lit-on pas dans le de Regno :
D’abord instituer une vie bonne. Deuxièmement la conserver. Troisièmement la faire progresser [6].
C’est pourquoi la puissance représentée par le président Adolf-Amédée Delafoy retient son attention, même si le prétendant, Antoine, l’irrite. En l’espèce, Naudin s’attache davantage au principe qu’au prince — le futur beau-père de Patricia vient de se faire bombarder vice-président du FMI [7] — cette alliance favoriserait la fructification des biens de la jeune fille.
C’est chose faite après un sommet agité entre les deux familles.
**Le sacre
Dès lors, sa mission devant Dieu est accomplie :
ordonner comme à sa fin la vie menée ici-bas par les hommes selon l’honnêteté naturelle [8].
Fernand Naudin, en jaquette et huit reflets peut amener l’héritière au sacre comme jadis Jeanne son gentil dauphin. En présence des Volfoni, de maître Folace et Jean agenouillés en signe de soumission à la souveraine, il monte la princesse à l’autel, avant de s’effacer. Le retour à Montauban est proche. Longue vie à Patricia !
Réconciliation des rois contre le devoir de mémoire... des cons
Sitôt la souveraineté rétablie, et le calme revenu, Fernand Naudin entreprend un processus de réconciliation nationale par une exaltation de l’Histoire : ainsi, lors du sommet dans la cuisine, il se laisse aller avec les félons ralliés à une évocation nostalgique des riches heures de l’Indochine
— cette petite drôlerie qu’on buvait dans une petite tôle de Bien Hoa, pas tellement loin de Saïgon : les Volets rouges. Et la taulière, une blonde comac. Comment qu’elle s’appelait, nom de Dieu ?
— Lulu la Nantaise.
Autre thème fédérateur : le souvenir de la Résistance :
— N’empêche que pendant les années terribles sous l’Occup’. Hé ! Jo le Trembleur il butait à tout va. Il a quand même décimé toute une division de Panzers.
Cette célébration des heures les plus glorieuses de leur histoire s’accompagne d’un souci de préserver la mémoire nationale contre les calomnies et les entreprises de culpabilisation. Pour faire taire les malfaisants, les campagnes de dénigrement, maître Folace se fait l’interprète de la volonté toute gaullienne du souverain :
— Et c’est pour ça que je me permets de d’intimer l’ordre à certains salisseurs de mémoire qu’ils feraient mieux de fermer leur claque-merde.
Parce que les cons, ça ose tout…
[/Étienne de Montety, mai 1999./]
[1] De Regno, Chap. XV, § « Empêchements au maintien du bien public ».
[2] « Aussi, dans la mesure où un gouvernement réussira mieux à maintenir cette paix qui résulte de l’unité, il sera plus utile. Car nous appelons plus utile ce qui conduit plus sûrement à la fin.
Mais il est clair que ce qui est un par soi peut mieux réaliser l’unité que ce qui est composé d’unités. De même, ce qui est chaud par soi est la cause la plus efficace de la chaleur. Le gouvernement d’un seul est donc plus utile que le gouvernement de plusieurs. » (De Regno, Chap. II, § « Utilité du gouvernement d’un seul ».)
[3] De Regno, Chap. XV, § « Moyens de parer ces difficultés. »
[4] De Regno, Chap. XV, § « Moyens de parer ces difficultés
[5] « [Aristote dit] que c’est par l’amitié que paraissent se conserver les cités. Aussi les législateurs s’efforcent davantage de conserver l’amitié entre les citoyens que même la justice, qu’ils omettent parfois, par exemple, pour les châtiments à infliger, pour que ne surgisse pas de dissension. Ceci appert du fait que la concorde s’assimile à l’amitié. C’est elle, certes, la concorde, que les législateurs désirent le plus, et c’est la dissension des citoyens qu’ils repoussent le plus, comme ennemie du salut de la cité. » (Saint Thomas d’Aquin, Commentaire de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, Livre VIII, leçon 1, n° 1542.
[6] « Le roi, instruit dans la loi divine, doit donc porter son principal effort sur la manière dont la multitude de ses sujets pourra observer une vie conforme au bien honnête.
Cet effort consiste en trois points :
premièrement, instaurer l’honnêteté de vie dans la multitude qui lui est soumise ;
deuxièmement, conserver cet état de choses une fois établi ;
troisièmement, travailler assidûment non seulement à la maintenir, mais à l’améliorer. (De Regno, Chap. XV, § « Le roi doit travailler à ce que son peuple atteigne sa fin, qui est de mener une vie honnête ».)
[7] Il serait vain d’épiloguer sur l’opportunité d’une telle alliance et d’exposer les risques encourus par une puissance souveraine qui s’allierait avec une puissance toute argent sans légitimité ni contrôle. Convenons que le FMI a été ici choisi par Audiard à titre métaphorique.
[8] De Regno, Chap XV, § « Subordination parallèle des fins et de ceux a qui elles sont commises. »
VLR
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