Le pouvoir de la loi humaine, par saint Thomas d’Aquin
« Est-on tenu d’obéir à la loi ? » Saint Thomas répond de façon limpide : L’obéissance à la loi réclame la participation de l’intelligence de celui qui y est soumis. Les lois justes nous obligent à l’obéissance au for interne. Les lois injustes qui nous lèsent ne nous obligent qu’au for externe. Les lois injustes contraire à la loi divine (naturelle ou révélée) sont une violence et n’obligent en rien : « Il n’est jamais permis d’observer de telles lois car, il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ». C’est l’hétéronomie de ces principes qui empêche l’obéissance aveugle et explique la mobilisation des catholiques contre l’oppression.
Introduction de VLR
Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, La Loi, Question 96.
Traduction française par M.-J. Laversin, O.P.
Éditions de la revue des jeunes, Société Saint Jean l’Évangéliste, Desclée & Cie. Paris Tournai Rome, 1935.
Déjà publié sur VLR :
- La constitution intime de la loi, Question 90.
- Des diverses espèces de lois, Question 91.
- Les effets de la loi, Question 92.
- La loi éternelle, Question 93.
- La loi naturelle, Question 94.
- La loi humaine ou loi positive, Question 95.
- Pouvoir de la loi humaine, Question 96.
Plan d’étude
Nous étudierons maintenant le pouvoir de la loi humaine — Cette question se divise en six articles :
1. La loi humaine doit-elle être portée en termes généraux ?
2. Doit-elle s’opposer à tous les vices ?
3. Doit-elle ordonner les actes de toutes les vertus ?
4. Impose-t-elle à l’homme dans le for de sa conscience une nécessité d’agir ?
5. Tous les hommes sont-ils soumis à la loi humaine ?
6. Dans les questions soumises à la loi, est-il licite d’agir indépendamment du texte de la loi ?
La loi humaine doit-elle être portée en termes généraux ou viser plutôt des cas particuliers ? (Article 1)
**Difficultés
1. Il semble que la loi humaine ne doive pas être portée en termes généraux, mais plutôt qu’elle doive viser les cas particuliers. Le Philosophe ne dit-il pas, en effet, que « l’ordre légal s’étend à tous les cas particuliers visés par la loi, et même aux sentences des juges », lesquelles sont évidemment en termes particuliers puisque relatives à des actes du même genre ? Par conséquent la loi ne doit pas seulement porter sur les questions générales, mais aussi sur les cas particuliers.
2. La loi a pour rôle de diriger les actes humains, ainsi qu’il a été dit précédemment. Mais les actes humains se réalisent dans des cas particuliers. Donc les lois humaines ne doivent pas être portées en général, mais plutôt en particulier.
3. On sait que la loi est règle et mesure des actes humains. Mais une mesure doit être ce qu’il y a de plus certain, comme il est dit au 10e Livre des Métaphysiques. Précisément, dans les actes humains, l’universel n’est jamais tellement certain qu’il ne souffre quelque exception, dans les cas particuliers. Il semble donc nécessaire que la loi soit portée non en général, mais vis-à-vis des cas particuliers.
CEPENDANT, le Jurisconsulte dit :
On doit établir le droit en fonction de ce qui arrive le plus souvent, et non pas en fonction de ce qui peut se présenter une fois par hasard.
**Conclusion
Ce qui existe en vue d’une fin, doit être proportionné à cette fin. Or le but de la loi est le bien commun ; puisque, selon le témoignage de S. Isidore :
Ce n’est pour aucun avantage privé, mais pour l’utilité générale des citoyens que la loi doit être écrite.
Il s’ensuit que les lois humaines doivent être adaptées au bien commun. Or ce bien commun s’intègre d’une multitude. C’est pourquoi il faut que la loi vise une multitude et quant aux personnes, et quant aux affaires, et quant aux temps. De fait, la communauté de la cité est composée de nombreuses personnes, et son bien se réalise par des actions multiples ; et il n’est pas uniquement institué pour durer quelque temps, mais pour qu’il persévère par la succession des citoyens, ainsi que le dit S. Augustin dans le livre 22 de la Cité de Dieu.
**Solutions
1. Aristote divise en trois parties le droit légal, qui est identique au droit positif.
- Il y a, en effet, certaines dispositions qui sont portées en général, purement et simplement. Ce sont les lois générales : à leur sujet, Aristote écrit :
Est légal ce qui, à l’origine, ne marque aucune différence entre ce qui doit être ainsi ou autrement ; mais cette différence existe, une fois la loi établie ;
par exemple, que les captifs soient rachetés à un prix donné.
- Il y a également certaines dispositions qui sont générales sous un certain rapport, et particulières sous un autre. Tels sont les privilèges qui sont comme des lois privées, parce qu’elles visent des personnes déterminées et toutefois leur pouvoir s’étend à une multitude d’affaires. C’est en faisant allusion à cela que l’auteur ajoute :
et en outre, tout ce qu’on règle par la loi au sujet de ces particuliers.
- On appelle enfin certaines choses légales, non point parce qu’elles sont des lois, mais plutôt une application des lois générales à quelques cas particuliers ; c’est le cas des sentences qui sont considérées comme équivalentes au droit. C’est à ce titre qu’Aristote ajoute : « le contenu des sentences ».
2. Ce qui imprime une direction, doit l’imprimer à plusieurs choses ; ainsi Aristote dit que tout ce qui fait partie d’un genre, est mesuré par quelque chose d’un qui est premier dans ce genre. Si, en effet, il y avait autant de règles et de mesures qu’il y a de choses réglées et mesurées, règle et mesure perdraient leur raison d’être, puisque cette utilité est précisément qu’on puisse connaître beaucoup de choses par un moyen unique. Ainsi l’activité de la loi serait nulle si elle ne s’étendait qu’à un seul acte particulier. Pour diriger des actes particuliers, il y a les préceptes particuliers des hommes prudents, mais la loi est un précepte général.
3. Il ne faut pas exiger « une certitude identique en toutes connaissances », dit Aristote. Par conséquent dans les choses contingentes, telles que les réalités naturelles ou humaines, il suffit d’une certitude telle qu’on atteigne le vrai dans la plupart des cas, malgré quelques exceptions possibles.
Est-ce le rôle de la loi de réprimer tous les vices ? (Article 2)
**Difficultés
1. Il semble qu’il appartienne à la loi de réprimer tous les vices. S. Isidore dit, en effet, « que les lois sont faites pour que, par la crainte qu’elles inspirent, l’audace soit contenue ». Or cette audace ne serait pas efficacement contenue si tout le mal n’était pas réprimé par la loi. La loi humaine doit donc réprimer tout le mal.
2. L’intention du législateur est de rendre les citoyens vertueux. Mais on ne peut être vertueux si l’on n’a pas renoncé à tous les vices. Par conséquent il appartient à la loi humaine de réprimer tous les vices.
3. La loi humaine dérive de la loi naturelle. Or tous les vices s’opposent à la loi naturelle. Donc la loi humaine doit réprimer tous les vices.
CEPENDANT, il est écrit au livre du Libre Arbitre :
Il me semble que cette loi qui est écrite pour régir le peuple, permet à bon droit ces choses et que la Divine Providence en tire vengeance.
Mais Celle-ci ne tire vengeance que des vices. C’est donc à juste titre que la loi humaine tolère quelques vices, sans les réprimer.
**Conclusion
Nous avons déjà dit que la loi est établie comme une règle et une mesure des actes humains. Or la mesure doit être homogène avec ce qui est mesuré, comme il est écrit au 10e livre des Métaphysiques : il faut, en effet, des mesures diverses pour mesurer des réalités différentes. Il s’ensuit que les lois, elles aussi, doivent être imposées aux hommes suivant la condition de ceux-ci. S. Isidore le déclare :
La loi doit être possible et selon la nature et selon la coutume du pays.
Par ailleurs, la puissance ou la faculté d’agir procède d’une aptitude intérieure résultant de l’exercice, ou encore d’une disposition du sujet : de fait, la même chose n’est pas possible pour celui qui ne possède pas l’habitus de la vertu et pour le vertueux : de même qu’une même chose n’est pas possible pour l’enfant et pour l’homme fait. C’est pourquoi on ne porte pas une loi identique pour les enfants et pour les adultes : on permet aux enfants beaucoup de choses que l’on punit ou tout au moins que l’on blâme chez les adultes. Et pareillement, on permet aux hommes imparfaits beaucoup de choses que l’on ne peut tolérer chez les hommes vertueux.
Or la loi humaine est portée pour la masse des hommes, et la plupart d’entre eux ne sont point de vertu éprouvée. C’est pourquoi la loi humaine ne prohibe pas tous les vices dont les hommes vertueux s’abstiennent ; mais uniquement les plus graves, dont il est possible à la majeure partie des gens de s’abstenir ; et spécialement ceux qui tournent au dommage d’autrui. Sans la prohibition de ces vices-là, en effet, la vie en société serait impossible pour l’humanité ; aussi interdit-on, par la loi humaine, les assassinats, les vols et les autres crimes de ce genre.
**Solutions
1. L’audace se réfère à l’attaque d’autrui. Aussi intéresse-t-elle surtout ce genre de fautes par lesquelles on fait injure au prochain ; précisément ce genre de fautes est prohibé par la loi humaine.
2. La loi humaine a pour but d’amener les hommes à la vertu, non point d’un seul coup, mais progressivement. C’est pourquoi elle n’impose pas de suite à la foule des gens imparfaits ce qui est l’apanage des hommes déjà parfaits, à savoir de s’abstenir de tout mal. Autrement, les gens imparfaits, n’ayant pas la force d’accomplir des préceptes de ce genre, tomberaient en des maux plus graves, selon ces mots du Livre des Proverbes : « Celui qui se mouche trop fort, fait jaillir le sang » ; et il est dit dans S. Matthieu que « si le vin nouveau, » c’est-à-dire les préceptes d’une vie parfaite, « est mis dans des outres vieilles » c’est-à-dire en des hommes imparfaits, « les outres se rompent et le vin se répand », c’est-à-dire que les préceptes tombent dans le mépris, et par le mépris les hommes tombent en des maux plus graves.
3. La loi naturelle est une sorte de participation de la loi éternelle en nous : mais la loi humaine est imparfaite par rapport à la loi éternelle. S. Augustin l’exprime nettement :
Cette loi qui est portée pour régir les cités tolère beaucoup de choses et les laisse impunies, alors que la Divine Providence en tire vengeance. Mais parce qu’elle ne réalise pas tout, on ne peut dire pour autant que ce qu’elle réalise soit à réprouver.
C’est pourquoi la loi humaine ne peut non plus défendre tout ce que la loi de nature interdit.
La loi Humaine commande-t-elle les actes de toutes les vertus ? (Article 3)
**Difficultés
1. Il ne semble pas que la loi humaine commande les actes de toutes les vertus. Aux actes des vertus, en effet, s’opposent les actes vicieux. Or la loi humaine n’interdit pas tous les vices, comme il vient d’être dit. Donc elle ne commande pas non plus les actes de toutes les vertus.
2. L’acte vertueux procède de la vertu. Mais la vertu est le but de la loi, et de telle sorte que ce qui émane de la vertu ne peut tomber sous le précepte de la loi. Donc la loi humaine ne prescrit pas les actes de toutes les vertus.
3. La loi vise le bien commun. Or certains actes des vertus ne sont point ordonnés au bien commun, mais au bien privé. Donc la loi ne prescrit pas les actes de toutes les vertus.
CEPENDANT, Aristote écrit que
la loi commande d’accomplir les actes de l’homme fort, ceux de l’homme tempérant et ceux de l’homme doux ; de même pour les autres vertus et vices, elle prescrit les uns et prohibe les autres.
**Conclusion
On a déjà établi que les espèces des vertus se distinguent d’après leurs objets. Or tous les objets des vertus peuvent se référer soit au bien privé d’une personne, soit au bien commun de la multitude : ainsi peut-on exercer la vertu de force, soit pour le salut de la patrie, soit pour défendre les droits d’un ami ; il en va de même des autres vertus.
Par ailleurs, la loi, nous l’avons dit, vise le bien général. C’est pourquoi il n’y a aucune vertu dont la loi ne puisse prescrire les actes. Toutefois, la loi humaine ne commande pas tous les actes de toutes les vertus ; mais seulement ceux qui peuvent concourir au bien général,
- soit immédiatement, par exemple quand certains actes sont directement accomplis en vue du bien commun ;
- soit médiatement, par exemple quand le législateur porte certaines prescriptions ayant trait à la bonne discipline qui forme les citoyens au respect du bien commun, de la justice et de la paix.
**Solutions
1. La loi humaine n’interdit pas tous les actes vicieux, par l’obligation d’un précepte, de même qu’elle ne prescrit pas tous les actes vertueux. Toutefois elle prohibe quelques actes de certains vices déterminés ; et elle commande de la même manière quelques actes de certaines vertus déterminées.
2. Un acte peut être vertueux de deux manières.
- D’une part lorsqu’un homme accomplit des choses vertueuses : ainsi c’est un acte de justice que de respecter le droit et c’est un acte de force que d’accomplir des gestes valeureux. De cette manière-là, la loi prescrit des actes de vertus.
- D’une autre façon, il y a acte de vertu lorsque quelqu’un accomplit des choses vertueuses selon le mode d’agir de l’homme vertueux. Et en ce cas, un tel acte procède de la vertu ; mais il ne tombe plus sous le précepte de la loi ; il est plutôt le but auquel le législateur veut amener les sujets.
3. Il n’est pas, on l’a dit ci-dessus, de vertu dont les actes ne puissent être orientés vers le bien général, soit médiatement, soit immédiatement.
La loi humaine impose-t-elle à l’homme une obligation, au for de sa conscience ? (Article 4)
**Difficultés
1. Il ne semble pas que la loi humaine impose à l’homme une nécessité d’agir, au for de sa conscience. En effet, une puissance subalterne ne peut pas imposer de loi qui ait valeur au jugement d’une puissance supérieure. Or la puissance de l’homme qui porte la loi humaine ne peut pas imposer de loi qui ait valeur au jugement divin ; et le jugement de conscience est de cette nature.
2. Le jugement de conscience dépend principalement des commandements divins. Cependant il arrive que les commandements divins soient évincés par les lois humaines, selon ces paroles de S. Matthieu :
Vous avez rendu inefficace le précepte divin à cause de vos traditions.
Par conséquent la loi humaine n’impose pas à l’homme d’obligation en conscience.
3. Les lois humaines sont souvent causes de dommage et de préjudice pour les hommes ; selon ces paroles d’Isaïe :
Malheur à ceux qui établissent des lois iniques et aux scribes qui écrivent des iniquités afin d’opprimer les pauvres dans les procès et de faire violence au droit des humbles de mon peuple.
Or il est licite à chacun de repousser l’oppression et la violence. Donc les lois humaines n’imposent pas à l’homme de nécessité, en conscience.
CEPENDANT, S. Pierre écrit :
C’est une grâce si quelqu’un supporte les ennuis à cause de sa conscience et souffre injustement.
**Conclusion
Les lois que portent les hommes sont justes ou injustes.
Si elles sont justes, elles tiennent leur force d’obligation, au for de la conscience, de la loi éternelle dont elles dérivent, selon ces mots du Livre des Proverbes :
C’est par moi que les rois règnent et que les législateurs décrètent des choses justes.
Par ailleurs, on dit que les lois sont justes,
- soit en raison de leur but, quand elles sont ordonnées au bien commun,
- soit en fonction de leur auteur, lorsque la loi portée n’excède pas le pouvoir de celui qui la porte ;
- soit en raison de leur teneur, quand les charges sont réparties entre les sujets d’après une égalité de proportion et en vue du bien général. En effet, comme l’homme est une partie de la multitude, tout homme, en lui-même et avec ce qu’il possède, appartient au groupe ; de même que toute partie, en ce qu’elle est, appartient au tout. C’est pourquoi la nature, elle-même, lèse une partie pour sauver le tout. Selon ce principe, de telles lois qui répartissent proportionnellement les charges, sont justes, obligent au for de la conscience et sont des lois légitimes.
Mais, les lois peuvent être injustes de deux façons.
1- D’une part, par leur opposition au bien général, étant en contradiction avec les points ci-dessus indiqués ;
- soit par leur but, ainsi quand un chef impose à ses sujets des lois onéreuses qui ne concourent point au bien général, mais plutôt à sa propre cupidité ou à sa propre gloire — ;
- soit du fait de leur auteur, qui porte, par exemple, une loi et outrepasse le pouvoir qui lui a été confié — ;
- soit encore en raison de leur teneur, par exemple lorsque les charges sont réparties inégalement dans la communauté, lors même qu’elles seraient imposées en vue du bien commun.
Des lois de cette sorte sont plutôt des violences que des lois, parce qu’« une loi qui ne serait pas juste, ne paraît pas être une loi » selon le mot de S. Augustin. Aussi de telles lois n’obligent-elles pas au for de la conscience à s’y conformer, sinon peut-être pour éviter le scandale et le désordre. En ce cas, en effet, l’homme est même tenu de renoncer à son droit, selon ces paroles de S. Matthieu :Si quelqu’un te force à faire mille pas, accompagne-le encore deux mille pas ; et si quelqu’un t’enlève ta tunique, donne-lui aussi ton manteau.
2- D’une autre manière, les lois peuvent être injustes par leur opposition au bien divin : telles sont les lois tyranniques qui poussent à l’idolâtrie ou à toute autre chose en contradiction avec la loi divine. Il n’est jamais permis d’observer de telles lois car, « il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ».
**Solutions
1. Comme le dit S. Paul : « Toute puissance humaine vient de Dieu », et partant celui qui résiste au pouvoir, dans les choses qui relèvent de ce pouvoir, « résiste à l’ordre même de Dieu ». De ce chef, il devient coupable en conscience.
2. Cet argument vise les lois humaines, contraires au commandement de Dieu ; et contre lequel aucune autorité humaine ne prévaut. Il ne faut donc pas obéir à de telles lois.
3. Cet argument vise la loi qui cause un injuste dommage aux sujets ; or, la limite du pouvoir concédé par Dieu ne s’étend pas non plus jusqu’à cet excès. Aussi, en de telles conjonctures, l’homme n’est pas obligé d’obéir à la loi, s’il peut lui résister sans scandale ou sans un dommage plus grand, ainsi qu’il a été dit.
Tout le monde est-il soumis à la loi ? (Article 5)
**Difficultés
1. Il semble que tout le monde ne soit pas soumis à la loi. Ceux-là seuls, en effet, sont soumis à la loi qui en sont les destinataires. Or S. Paul écrit :
On ne légifère pas pour le juste.
Donc les justes ne sont pas soumis à la loi humaine.
2. Le Pape Urbain déclare ceci, qui est inséré dans les Décrets :
Celui qui est conduit par une loi privée, aucun motif n’exige qu’il soit contraint par une loi publique.
Mais c’est par la loi privée du Saint-Esprit que sont conduits tous les hommes spirituels qui sont fils de Dieu, selon ces mots de l’Épître aux Romains :
Ceux qui sont mus par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu.
Par conséquent, les hommes ne sont pas tous soumis à la loi humaine.
3. Le Jurisconsulte dit que le prince est « dégagé des lois ». Mais celui qui est dégagé de la loi, ne lui est plus soumis. Donc tout le monde n’est pas soumis à la loi.
CEPENDANT, S. Paul demande :
Que toute âme soit soumise aux pouvoirs supérieurs.
Mais celui-là ne semble guère soumis au pouvoir qui n’est pas soumis à la loi que porte ce pouvoir. Donc les hommes doivent tous être soumis à la loi humaine.
**Conclusion
Ainsi qu’il ressort des explications précédentes, la notion de loi comporte deux éléments :
1- elle est la règle des actes humains, et elle est douée d’une force de contrainte. L’homme pourra donc être soumis à la loi de deux manières.
a) D’abord, comme ce qui est réglé par rapport à la règle. De cette manière, tous ceux qui sont soumis à un pouvoir, sont soumis à la loi émanée de ce pouvoir. Il y aura deux façons d’échapper à ce pouvoir :
- en premier lieu, parce qu’on est purement et simplement exempt de sa juridiction. Ainsi ceux qui font partie d’une cité ou d’un royaume, ne sont pas soumis aux lois du chef d’une autre cité ou d’un autre royaume pas plus qu’ils ne sont soumis à son autorité.
- En second lieu, on peut échapper à un pouvoir parce qu’on est régi par une législation plus haute. Par exemple, si l’on est soumis à un proconsul, on doit se conformer à son commandement, sauf toutefois dans les affaires où l’on aurait obtenu une dispense de l’empereur : dans ce domaine, en effet, on n’est plus astreint à l’obéissance envers le subalterne, puisqu’on est dirigé immédiatement par un commandement supérieur. De ce point de vue, il peut arriver que l’on soit soumis en principe à une loi, et cependant qu’on soit exempté de quelque disposition particulière de cette loi, étant sur ce point régi directement par une loi supérieure.
2- On peut encore être soumis à la loi d’une autre manière, à savoir lorsqu’on subit la contrainte que la loi impose ; c’est en ce sens que les hommes vertueux et justes ne sont pas soumis à la loi, mais seulement les méchants. En effet, ce qui est fait par contrainte et par violence, est contraire à la volonté. Or la volonté des bons est conforme à la loi ; c’est la volonté des méchants qui s’y oppose. De ce chef, ce ne sont pas les bons qui sont sous la loi, mais uniquement les méchants.
**Solutions
1. Cet argument repose sur la sujétion qui s’exerce sous forme de contrainte. En ce sens, « il n’y a pas de loi établie pour le juste » : parce que « ceux-là sont à eux-mêmes leur propre loi, qui montrent l’œuvre de la loi inscrite en leurs cœurs », ainsi que l’apôtre S. Paul le dit dans l’Épître aux Romains. À leur égard la loi n’exerce pas sa force de contrainte, comme elle le fait vis-à-vis des hommes injustes.
2. La loi de l’Esprit-Saint est supérieure à toute loi portée par les hommes. C’est pourquoi les hommes spirituels, dans la mesure même où ils sont conduits par la loi de l’Esprit-Saint, ne sont pas soumis à la loi en tout ce qui s’opposerait à cette conduite du Saint-Esprit. Toutefois cela même rentre dans la conduite de l’Esprit-Saint que les hommes spirituels se soumettent aux lois humaines, selon ces paroles de S. Pierre : « Soyez soumis à toute créature humaine, à cause de Dieu ».
3. Si l’on dit que le chef est libéré de la loi, c’est au point de vue de la force de contrainte : personne, en effet, ne peut être contraint par soi-même ; et la loi n’a de force de contrainte que par la puissance même du chef. C’est de cette manière que le prince est dit libéré de la loi, parce que nul ne peut porter de condamnation contre soi-même au cas où il agirait contre la loi. C’est pourquoi sur ce passage du Psaume I, v. 6 « J’ai péché contre toi seul », la Glose déclare : « Le roi ne connaît pas d’homme qui juge ses actes ». — Au contraire, s’il s’agit du rôle de direction exercé par la loi, le chef doit s’y soumettre de son propre gré ; selon ce qui est écrit dans le Droit :
Quiconque fixe un point de droit pour autrui, doit lui-même s’appliquer ce droit. Et l’autorité du sage déclare : Supporte toi-même la loi que tu as établie.
— Un reproche, du reste, est adressé par le Seigneur « à ceux qui parlent et ne font pas ce qu’ils disent ; qui imposent aux autres de lourds fardeaux qu’ils ne veulent pas même remuer du doigt ». C’est pourquoi, devant le jugement de Dieu, le chef n’est pas libéré de la loi, quant à sa valeur de direction ; il doit plutôt exécuter la loi, de plein gré et non de force. Le chef est enfin au-dessus de la loi en ce sens que, s’il le juge expédient, il peut modifier la loi ou en accorder dispense, suivant le lieu et le temps.
Est-il permis à celui qui est soumis à la loi d’agir indépendamment des termes de la loi ? (Article 6)
**Difficultés
1. Il semble qu’il ne soit pas permis à celui qui est soumis à la loi, d’agir indépendamment du texte de la loi. S. Augustin dit, en effet :
Quant aux lois temporelles, bien que les hommes jugent de leur teneur au moment où ils les établissent, toutefois lorsqu’elles auront été instituées et confirmées, il ne sera plus permis de les juger ; il faudra plutôt juger d’après elles.
Or, si l’on passe outre aux termes de la loi, en prétendant s’en tenir à l’intention du législateur, on semble juger la loi. Par conséquent il n’est pas permis à celui qui est soumis à la loi de s’affranchir du texte légal, afin de rester fidèle à l’intention du législateur.
2. Il appartient d’interpréter les lois à celui qui est chargé de les établir. Or ce n’est pas aux sujets qu’il revient de porter des lois. Ce n’est donc pas à eux qu’il appartient d’interpréter l’intention du législateur ; ils doivent toujours agir selon le texte légal.
3. Tout homme sage sait expliquer son intention par ses paroles. Or les législateurs doivent être rangés parmi les sages. La Divine Sagesse déclare en effet au Livre des Proverbes :
C’est par moi que les rois gouvernent et que ceux qui font les lois décrètent des choses justes.
Par conséquent, on ne peut estimer l’intention du législateur que d’après les termes de la loi.
CEPENDANT, S. Hilaire écrit :
Le sens des mots doit se prendre des motifs qui les ont dictés : car ce n’est pas la réalité qui doit être soumise au langage, mais le langage à la réalité.
Donc, à plus forte raison, faut-il davantage prendre garde au motif qui a inspiré le législateur qu’aux termes mêmes de la loi.
**Conclusion
Toute loi, avons-nous dit, vise l’intérêt commun des hommes, et ce n’est que dans cette mesure qu’elle acquiert force et valeur de loi ; dans la mesure, au contraire, où elle ne réalise pas ce but, elle perd de sa force d’obligation. Aussi le Jurisconsulte dit-il que
ni le droit ni la bienveillance de l’équité ne souffre que ce qui a été sainement introduit pour l’utilité des hommes, soit amené par nous à la sévérité, par une interprétation plus dure, au détriment des intérêts des hommes.
Or il arrive fréquemment qu’une disposition légale utile à observer pour le bien public, en règle générale, devienne, en certains cas, extrêmement nuisible. Aussi le législateur, ne pouvant envisager tous les cas particuliers, rédige-t-il la loi en fonction de ce qui se présente le plus souvent, portant son attention sur l’utilité commune. C’est pourquoi, s’il se présente un cas où l’observation de telle loi soit préjudiciable à l’intérêt général, celle-ci ne doit plus être observée. Ainsi à supposer que dans une ville assiégée on promulgue la loi que les portes doivent demeurer closes, c’est évidemment utile au bien public, en règle générale ; mais s’il arrive que les ennemis poursuivent des citoyens dont dépend le salut de la cité, il serait très préjudiciable à cette ville de ne pas leur ouvrir ses portes. Et par conséquent dans une telle occurrence, il faudrait ouvrir les portes, malgré les termes de la loi, afin de sauvegarder l’intérêt général que le législateur a en vue.
Il faut toutefois remarquer que si l’observation littérale de la loi n’offre pas un danger immédiat, auquel il faille pourvoir de suite, il n’appartient pas à n’importe qui d’interpréter ce qui est utile ou inutile à la cité. C’est le rôle des chefs qui ont autorité pour dispenser de la loi, en des cas semblables. Cependant si le danger est pressant, ne souffrant pas de délai pour qu’on puisse recourir au supérieur, la nécessité comporte elle-même la dispense : car la nécessité n’a pas de loi.
**Solutions
1. Celui qui, en cas de nécessité, agit indépendamment du texte de la loi, ne juge pas la loi elle-même, mais seulement un cas singulier où il semble qu’on ne doive pas tenir compte des termes de la loi.
2. Celui qui se conforme à l’intention du législateur, n’interprète pas la loi, comme telle, mais seulement dans ce cas précis où il est manifeste, par l’évidence du préjudice causé, que le législateur a visé autre chose. S’il y avait doute, il faudrait ou bien agir selon les termes de la loi ou bien consulter les supérieurs.
3. La sagesse d’aucun homme n’est si grande qu’il puisse envisager tous les cas particuliers ; et c’est pourquoi il ne peut pas exprimer d’une façon suffisante tout ce qui conviendrait au but qu’il se propose. À supposer même qu’un législateur puisse envisager tous les cas, il ne faudrait pas qu’il les exprimât dans le but d’éviter toute incertitude ; il devrait plutôt porter la loi selon ce qui arrive dans la plupart des cas.
Faoudel
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