Le toast d’Alger du cardinal Lavigerie en 1890
Afin de préparer les esprits à sa politique de Ralliement de l’Église à la République, le pape Léon XIII charge le cardinal Lavigerie d’une déclaration fracassante. En effet, outrepassant le domaine imparti à son autorité spirituelle, le Pape s’apprête à promulguer l’Encyclique Au milieu des sollicitudes (1892) qui contraint les catholiques à accepter la République athée et persécutrice. Or le Seigneur nous a donné un critère infaillible pour évaluer une politique : "vous jugerez l’arbre à ses fruits". Plus d’un siècle s’est écoulé et le bilan est désastreux : non seulement la République n’est pas baptisée, mais l’apostasie est générale et les catholiques ultra-minoritaires. En cela, le Ralliement de 1892 préfigure cet autre ralliement de l’Église à l’esprit du monde, le tout aussi calamiteux Concile Vatican II.
Un cardinal populaire et ... légitimiste !
**Le ralliement improbable du Cardinal à la République
On a beaucoup parlé du cardinal Lavigerie (1825-1892), le fondateur des Pères Blancs qui, à l’automne de 1890, recevant à Alger l’état-major de l’escadre de la Méditerranée, délivra à ses hôtes un surprenant discours de "ralliement" à la République.
Son initiative dérouta quelque peu son auditoire et, dès le lendemain, la nouvelle suscita dans toute la France une vigoureuse polémique. Mais que diable était allé faire dans cette galère l’archevêque d’Alger et de Carthage que l’opinion donnait pour légitimiste ?
**Le Cardinal missionné par le pape Léon XIII
La vérité est que le prélat avait eu le malheur de passer par Rome peu de temps auparavant alors que le pape Léon XIII songeait à jeter quelques gouttes d’eau bénite sur le gouvernement français afin de combattre son anticléricalisme et de le rendre fréquentable.
Le Pape préparait alors l’Encyclique Au milieu des sollicitudes ― qui devait paraître en 1892 ― dans laquelle il prônait officiellement le ralliement à la République tout en reconnaissant les sentiments anti-chrétiens des dirigeants. Il pensait que l’union des catholiques suffirait à redresser la situation [1].
Pour l’heure et afin de mettre en œuvre son projet, il cherchait l’homme dont il ferait son porte-parole. C’est alors que se présenta devant lui "l’apôtre de l’Afrique", celui qui « après avoir été le plus populaire des Princes de l’Église [...] allait devenir l’être le plus honni et le plus discuté. » [2].
C’est en octobre 1890 que notre éminence sollicita une audience auprès du Souverain Pontife afin de l’entretenir des progrès de l’évangélisation africaine et de la croisade anti-esclavagiste qu’il menait alors.
Léon XIII l’écouta attentivement car le développement du catholicisme dans cette partie du monde lui tenait à cœur. Cependant, une idée traversa son esprit. Il prit conscience d’avoir devant lui le messager qu’il cherchait, celui qui ferait des fidèles français des sujets loyaux de la République.
**Sur l’apostasie de la France républicaine
Et pourtant, dans ces dernières années du XIXe siècle, les rapports entre gouvernés et gouvernants, sur cette vieille terre monarchique, s’avéraient à la fois complexes et conflictuels. La Révolution et ses suites déplorables avaient laissé leur marque indélébile.
Dans son ouvrage Pour qu’il règne, Jean Ousset met bien en relief la nature anti-chrétienne de l’idéologie animant alors les dirigeants de la France.
En 1876 déjà, le sénateur et franc-maçon Étienne Arago (1802-1892) déclarait :
L’Église et la Religion doivent être détruites. […]Va-t-en, crucifix, qui, depuis dix-huit cents ans, tiens le monde sous ton joug. Plus de Dieu ! Plus d’Église ! Nous devons écraser l’Infâme ; or, l’Infâme, ce n’est pas le cléricalisme, c’est Dieu.
Nous devons éliminer de la France toute influence religieuse, sous quelque forme qu’elle se manifeste. [3]
Cette volonté d’anéantir « toute influence religieuse, sous quelque forme qu’elle se manifeste » était partagée par nombre de républicains et la mise en place de cette politique allait bon train. Les autorités "légales", jour après jour, chassaient Dieu de la sphère publique et renvoyaient les « curés à leurs presbytères ».
Quelques dates sont significatives :
1879. Exclusion du clergé des commissions administratives des hôpitaux et des bureaux de bienfaisance ;
1880. Suppression des aumôniers militaires. Interdiction aux magistrats d’assister en corps aux processions de la Fête-Dieu. Suppression de l’enseignement religieux dans les examens ;
1881. Suppression de l’enseignement religieux dans les écoles maternelles. Sécularisation des cimetières ;
1882. Crucifix enlevé des écoles. Suppression des aumôniers de lycées. Enseignement religieux interdit dans les écoles primaires.
1883. Interdiction aux troupes de paraître en corps aux cérémonies religieuses ;
1884. Suppression des prières à la rentrée du Parlement. Suppression des aumôniers dans les hôpitaux et de l’immunité des clercs quant au service militaire ;
1886. Exclusion des congréganistes de l’enseignement public. Organisation de l’école laïque...
Cette escalade préparait l’interdiction des ordres religieux et devait aboutir, en 1905, à la séparation de l’Église et de l’État [4]. Et depuis, l’apostasie continue.
En tout cas, le moins que l’on puisse dire, c’est que l’attitude de la République ne plaidait pas pour un véritable dialogue et une réelle collaboration.
Le raisonnement de Léon XIII
Cependant, Rome croyait à l’impossible miracle, sans craindre de jeter les catholiques français dans le plus grand trouble, voire dans la révolte. On privilégiait de la sorte les républicains, convaincus en majorité d’anticléricalisme militant au détriment des monarchistes demeurés fidèles à l’antique devise : Dieu et le Roi.
Le Pape recueillit l’adhésion de la faction libérale, celle qui, déjà, dans les années 1870 avait fait échouer les tentatives de restauration monarchique. Ayant abandonné leur Roi, ils étaient prêts à sacrifier Dieu Lui-même à leur "libéralisme". Dans ce contexte, la République leur convenait.
En agissant ainsi, le "successeur de Pierre" affaiblissait sa propre autorité dans notre pays.
Léon XIII pensait qu’après la chute du Second Empire puis, quelques années plus tard, la mort du Comte de Chambord, la France usait inutilement ses forces en de vains combats politiques mettant aux prises, selon les circonstances, légitimistes, orléanistes, bonapartistes et républicains.
Ces affrontements, selon le pontife, bénéficiait aux plus radicaux de chaque faction en interdisant aux modérés de se faire entendre et d’accéder aux affaires. Constatant qu’avec le temps, la république avait acquis une réelle légalité, à défaut d’une vraie légitimité, il estimait que c’était sous ses couleurs que les catholiques devaient se ranger.
Comme la doctrine de l’Église déclarait s’accommoder de toute forme de gouvernement, le Pape ne voyait pas pourquoi les catholiques, préoccupés avant tout de la défense des intérêts de la Cité et de la Religion, n’accepteraient pas de sacrifier leurs préférences dynastiques, voire de régime, sur l’autel du bien commun.
Les failles du raisonnement du Pape
Ce raisonnement n’était pas sans failles.
En premier lieu, le choix de la forme de gouvernement appartenait à chaque peuple, conformément à ses traditions et son histoire. Il appartenait seulement au "Vicaire du Christ" de veiller à ce que chaque nation, au-delà de son génie propre, respecte et protège les droits de Dieu et les libertés de l’Église.
En ce domaine, malgré quelques regrettables défaillances [5], le "Royaume des Lys" s’était montré, siècle après siècle, plus respectueux que tout autre des prérogatives du Saint-Siège. La France d’Ancien Régime n’était en rien une théocratie mais était une royauté religieuse.
Ensuite, en accord avec la pensée de saint Thomas d’Aquin, les théologiens reconnus approuvaient le choix d’une monarchie "modérée" comme image du meilleur système politique.
Enfin, les États pontificaux, donnés en modèle jusqu’en 1870, obéissaient aux règles monarchiques. Et je ne parle pas de l’exemple si frappant du Royaume de Dieu.
De plus, on ne peut qu’être étonné de voir, en l’espèce, un Souverain Pontife user de son pouvoir spirituel, le seul dont il disposait alors, pour régler un problème temporel qui ne relevait aucunement de sa compétence. Ce phénomène se reproduisit ultérieurement à plusieurs reprises. Par ailleurs, le cardinal Pie précisait
L’Église n’absorbera point la puissance de l’État, elle ne violera point l’indépendance dont il jouit dans l’ordre civil et temporel ; elle n’interviendra, au contraire, que pour faire triompher plus efficacement son autorité et ses droits légitimes. [6]
Point n’est besoin de souligner que la République française n’était pas le plus exact soutien de l’"autorité et des droits légitimes" de l’Église !
La déclaration d’un cardinal obéissant
Léon XIII développa ses arguments devant Monseigneur Lavigerie. Il souhaitait aller vite, entraîner à sa suite l’ensemble du clergé français, à charge pour ce dernier de convaincre les catholiques. Le cardinal tenta de présenter quelques objections mais en vain. On ne lui demandait que son obéissance, c’est-à-dire « de prendre en France l’initiative d’un semblable mouvement. [7] »
Ce jour-là, comme il est dit plus haut, l’Ordinaire du lieu devait accueillir l’État-major de l’escadre de la Méditerranée, ayant à sa tête le vice-amiral Duperré, accompagné par une quarantaine de hautes personnalités appartenant à l’Armée, à la Magistrature ou à l’Administration de la province. Les choses se déroulèrent comme à l’accoutumée en pareille circonstance. Cependant, à la fin du repas, Monseigneur Lavigerie, embarrassé et persuadé qu’il « allait au suicide » [8] prit la parole. Il déclara notamment :
... L’union [...] est en ce moment [...] notre besoin suprême, l’union est aussi, laissez-moi vous le dire, le premier vœu de l’Église et de ses pasteurs, à tous les degrés de la hiérarchie. Sans doute elle ne nous demande pas de renoncer ni au souvenir des gloires du passé, ni aux sentiments de fidélité et de reconnaissance qu’honorent tous les hommes.Mais quand la volonté d’un peuple s’est nettement affirmée, que la volonté d’un gouvernement n’a rien en soi de contraire [...] aux principes qui seuls peuvent faire vivre les nations chrétiennes et civilisées ; lorsqu’il faut, pour arracher son pays aux abîmes qui le menacent, l’adhésion sans arrière-pensée à cette forme de gouvernement, le moment vient de déclarer enfin l’épreuve faite, et, pour mettre un terme à nos divisions, de sacrifier tout ce que la conscience et l’honneur permettent, ordonnent à chacun de nous de nous de sacrifier pour le salut de la patrie ... [9]
L’amiral Duperré se contenta de répondre par quelques mots polis, avant que n’éclate la Marseillaise jouée par des élèves des Pères Blancs.
Ce dernier épisode montre d’ailleurs qu’il ne s’agissait pas seulement de se rallier à une “forme de gouvernement” ― ce qui, nonobstant le fait qu’il n’appartenait pas au pape de l’imposer, pouvait n’être pas, dans l’absolu, inimaginable ― mais bien à la Révolution que la Marseillaise symbolisait (et symbolise toujours... ).
À compté de ce jour le Cardinal Lavigerie fut l’homme le plus controversé :
Pour les radicaux, ennemis de l’Église et de ses ministres, il était un ambitieux ;
pour les catholiques, conservateurs, il était un transfuge. [10]
L’impact du toast d’Alger
L’impact du "toast d’Alger" fut considérable.
La plupart des républicains demeurèrent sceptiques et ne désarmèrent pas.
Une minorité de catholiques, ceux qui souscrivaient aux thèses libérales [11] ou qui considéraient l’obéissance au pape comme un absolu en tout domaine, approuva le "ralliement" mais le plus grand nombre, clercs et laïcs, manifesta son opposition.
D’aucuns ont rejeté la responsabilité de l’échec de la démarche vaticane sur les excessifs de chaque camp. En fait, il serait plus exact de parler d’ignorance des réalités par la décision pontificale.
Le Saint-Père, emporté par ses illusions, n’eut pas conscience de demander aux catholiques français de se rallier à ceux qui, cent ans plus tôt, s’étaient constitués promoteurs de la révolution et instigateurs ou complices des persécutions.
Parfois, les peuples se souviennent ! Accepter la république revenait à admettre et servir des doctrines contraires aux préceptes de la Religion et renier ainsi plus de mille ans d’histoire nationale.
De plus, la suite des temps l’a bien marqué, l’initiative romaine n’a en rien désarmé les anticléricaux. Les lois sont venues inexorablement, année par année, détruire l’héritage chrétien. Parfois, les circonstances imposèrent des trêves mais ce ne furent jamais que des suspensions d’armes. Aujourd’hui, une seule chose a véritablement changé : le consentement des victimes.
[1] L’histoire lui a apporté un cinglant démenti.
[2] Cf. : Un grand Français, le cardinal Lavigerie, par le R.P. de Préville - Tolra Éditeurs (1926).
[3] Arago cité par Hary Mitchell in Pie X et la France, p.62, Ed. Du Cèdre, Paris. Cité par Jean Ousset in Pour qu’il règne - Dominique Martin-Morin Ed. Paris. pp. 244-245.
[4] NDLR - En fait, la séparation des Églises et de l’État ! La "loi de 1905" proclame la séparation de l’État et des "Églises", celles concernées par le Concordat de 1801 et ses modifications du 8 avril 1802 et du 17 mars 1808, soient l’Église catholique, les Églises protestantes (Églises réformées et Églises de la Confession d’Augsbourg) et le Judaïsme (assimilé à une Église).
[5] NDLR - Des défaillances bien mineures, eu égard au nombre de siècles concernés et à analyser dans le contexte de chacune d’elles !
[6] Monseigneur Pie, La Royauté sociale de Notre Seigneur Jésus-Christ, Partie III, Ch.IV, pp. 247-248.
[7] Un grand Français, le cardinal Lavigerie. Cf. : supra.
[8] Idem.
[9] Idem.
[10] Cf. : Un grand Français, le cardinal Lavigerie, par le R.P. de Préville - Tolra Éditeurs (1926).
[11] Le successeur de Pie IX recueillit l’adhésion de la faction libérale, celle qui, déjà, dans les années 1870 avait fait échouer les tentatives de restauration monarchique. Ayant abandonné leur Roi, ils étaient prêts à sacrifier Dieu Lui-même à leur "libéralisme". Dans ce contexte, la République leur convenait.
Valancony
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